Tremblement de terre en Syrie
Les graves conséquences humaines de l'interprétation du droit international humanitaire dans le nord-ouest de la Syrie
Depuis la frontière entre la Turquie et la Syrie, le coordinateur des opérations d’urgence du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a tweeté « Nous avons jusqu'à présent échoué à aider les habitants du nord-ouest de la Syrie. Ils se sentent à juste titre abandonnés. Ils attendent une aide internationale qui n'est pas arrivée »[1]. Les Casques blancs syriens ont qualifié cet échec de « crime »[2]. La nature de cet échec est à la fois politique et juridique.
Dans les jours qui ont suivi les séismes meurtriers dans le sud-est de la Turquie et dans le nord-ouest de la Syrie le 6 février 2023, les agences des Nations Unies ont attendu le feu vert de Damas, malgré le fait que le gouvernement syrien ne contrôle pas cette partie du territoire. Il a fallu une semaine entière pour que le régime de Bachar Al Assad donne son accord[3]. Plusieurs experts de droit international ont affirmé que l'Organisation des Nations Unies (ONU) n’était pas obligée de demander le consentement du gouvernement syrien, ni celui du Conseil de sécurité pour envoyer l’aide humanitaire aux populations du nord-ouest de la Syrie[4]. En effet, les conséquences dévastatrices des séismes sont réparties sur des contextes très différents des deux côtés de la frontière.
Alors que la Turquie n’est pas un pays en guerre, les affrontements qui perdurent en Syrie depuis 2011 sont qualifiés de conflit armé non international (CANI) d'abord avec des groupes armés essayant de renverser le régime d'Assad et un conflit armé international (CAI) avec l'implication des États-Unis et d'autres acteurs internationaux[5]. Le territoire est contrôlé par au moins six groupes armés différents, tous responsables de violations des droits de l'Homme [6].
Concernant la provision d'aide humanitaire dans le cadre d'un CANI[7], le consentement de la « haute partie contractante » est requis, mais le commentaire du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) de 1987 indique clairement que ce consentement ne peut être légitimement refusé[8]. Dans un CAI, la loi semble affirmer que lorsqu'une action humanitaire vitale est nécessaire, comme à la suite d'un tremblement de terre, les retards dans l'obtention du consentement ne sont pas acceptables[9]. Dans les deux cas, une aide humanitaire d’urgence, comme dans le cas de la réponse aux séismes du 6 février, ne devrait en aucun cas être entravée par une autorisation spécifique d’une partie au conflit.
De surcroît, l'accès difficile à l'aide humanitaire dans cette zone du nord-ouest de la Syrie représente un enjeu majeur en matière de droit international. La complexité de la situation est due au fait que la région n'est pas contrôlée par le gouvernement et que, pour supprimer l'opposition, le régime Assad tente délibérément d'empêcher l'acheminement de l'aide dans cette région[10]. Face à ces actions, l’intervention du Conseil de sécurité est nécessaire. Ce dernier a été pour la première fois impliqué de cette manière dans la fourniture de l'aide humanitaire dans un conflit armé avec l'adoption de la résolution du Conseil de sécurité́ 2165 en 2014, et cela aura probablement des implications sur l'accès et la fourniture de l'aide humanitaire dans le futur[11].
Le 21 mars 2023, la Commission d'enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne a présenté à Genève son rapport sur les violations des droits de l'Homme en Syrie[12], un rapport qui indique que « l’aide humanitaire a continué d’être utilisée à des fins politiques »[13]. Il s'agit d'une violation explicite des principes humanitaires et du droit international humanitaire.
Selon une analyse externe sur le « piège de la neutralité » de l'ONU en Syrie[14], les tensions entre le personnel travaillant à Damas et le personnel dans les zones contrôlées par d’autres acteurs sont soulignées comme étant un élément important de compréhension de la gestion politique et le facteur humain dans les prises de décisions des agences de l'ONU en Syrie. L'ONU revêt un caractère intrinsèquement politique, même si la fourniture d'aide humanitaire est censée être impartiale.
Le 15 mars, le président Bachar al Assad a rencontré son allié, le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine. Ils ont prévu de parler des relations entre la Syrie et la Turquie ainsi que de « la souveraineté absolue et de l'intégrité territoriale du pays »[15]. Cela pourrait avoir de graves conséquences pour le prochain vote du Conseil de sécurité sur la Syrie en juillet 2023. Si la Russie oppose son veto au renouvellement de la résolution décidant que l'aide transfrontalière de la Turquie vers la Syrie est autorisée, les Nations unies devront réexaminer la base juridique de l'aide transfrontalière à la Syrie.
Deirdre Armstrong Dangelser, Eva Delatour, Anastasia Dont, Laura Laborie et Margot Pfrimmer
Bibliographie
Documents internationaux :
● Article 3 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949.
● Comité internationale de la croix rouge, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977, Commentaire de 1987, § 4885
● Conseil de sécurité des Nations unies, juillet 14 2014. Résolution 2165 (2014) « Disponible en ligne ici : http://unscr.com/en/resolutions/2165 »
● Nations unies Conseil des droits de l’homme, « Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne », 7 février 2022.
● Protocole I additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 1977.
● Protocole II additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, 1977.
Livres :
● Carsten WIELAND, « In the Pillory : The UN’s Syria Dilemma », Dans Syria and the Neutrality Trap: Dilemmas of Delivering Humanitarian Aid through Violent Regimes (pp. 89–102). London : I.B. Tauris, 2021, pp. 89–102.
Think tanks :
● Eizabeth TSURKOV, « The Gangs of Northern Syria : Life Under Turkey’s Proxies », New Lines Institute for Strategy and Policy, décembre 2022.
● Emanuela-Chiara GILLARD, « The UN Security Council and Humanitarian Operations in Syria : A Legal Analysis», Diakonia Humanitarian Law Centre, juin 2022.
Sources électroniques :
● Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, « Epicentre of Neglect: Protection of Civilians in Syria Remains an Illusion says UN Syria Commission of Inquiry » 13 mars 2023, Disponible en ligne ici : «https://www.ohchr.org/en/press-releases/2023/03/epicentre-neglect-protection-civilians-syria-remains-illusion-says-un-syria »
● France 24, « How does aid get into rebel-held northwest Syria?», 20 février 2023, disponible en ligne ici: « https://www.france24.com/en/live-news/20230220-how-does-aid-get-into-rebel-held-northwest-syria »
● Martin GRIFFITHS, @UNReliefChief, Twitter, 12 février 2023, Disponible en ligne ici : « https://twitter.com/UNReliefChief/status/1624701773557469184?lang=en »
● Rosie GARTHWAITE, « Syria Earthquake : Why did the UN aid take so long to arrive ? », BBC News Arabia, 07 mars 2023, Disponible en ligne ici : « https://www.bbc.com/news/world-middle-east-64866689 »
● Russian News Agency, « Putin, Assad to touch on Syria-Turkey relations at talks in Moscow - Kremlin », 15 mars 2023, Disponible en ligne ici : https://tass.com/politics/1589045 »
● United States Mission to the United Nations, « Remarks at a UN Security Council Briefing on the Political and Humanitarian Situation in Syria », 28 février 2023, Disponible en ligne ici «https://usun.usmission.gov/remarks-at-a-un-security-council-briefing-on-the-political-and-humanitarian-situation-in-syria-6/ »
[1] Martin GRIFFITHS, @UNReliefChief, Twitter, 12 février 2023, Disponible en ligne ici : «https://twitter.com/UNReliefChief/status/1624701773557469184?lang=en » Consulté le 6 mars 2023. [2] France 24, « How does aid get into rebel-held northwest Syria? », 20 février 2023, disponible en ligne ici: « https://www.france24.com/en/live-news/20230220-how-does-aid-get-into-rebel-held-northwest-syria » Consulté le 6 mars 2023. [3] Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, « Epicentre of Neglect: Protection of Civilians in Syria Remains an Illusion says UN Syria Commission of Inquiry », 13 mars 2023, disponible en ligne ici : «https://www.ohchr.org/en/press-releases/2023/03/epicentre-neglect-protection-civilians-syria-remains-illusion-says-un-syria » Consulté le 13 mars 2023. [4] Marco Sassoli, conseiller spécial du procureur de la Cour pénale internationale, Andrew Gilmour, haut fonctionnaire des Nations unies, Sarah Kayyali, avocate internationale spécialisée dans les droits de l'homme, ainsi que plus d'une douzaine d'experts interrogés par la BBC, dont d'éminents juristes, des professeurs, des juges à la retraite de la Cour internationale de justice et d'anciens fonctionnaires juridiques des Nations unies. Rosie GARTHWAITE, « Syria Earthquake : Why did the UN aid take so long to arrive? », BBC News Arabia, 07 mars 2023, Disponible en ligne ici : « https://www.bbc.com/news/world-middle-east-64866689 » consulté le 7 mars 2023. [5] E-C GILLARD, « The UN Security Council and Humanitarian Operations in Syria: A Legal Analysis », Diakonia Humanitarian Law Centre, juin 2022 [6] Les forces turques, l'armée syrienne, les forces d'opposition syriennes, les forces démocratiques syriennes et ses forces alliées, les forces américaines et les forces de l'État islamique, E TSURKOV, « The Gangs of Northern Syria : Life Under Turkey’s Proxies », New Lines Institute for Strategy and Policy, décembre 2022, pp. 4, 7 et Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, p. 2. [7] L'article 3(2) commun des Conventions de Genève de 1949 et l'article 18(2) du Protocole additionnel II. L'article 3 ne mentionne pas explicitement le consentement requis pour l'accès de l'aide humanitaire. Article 3 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977. Article 18(2). [8] « Si la population est menacée dans sa survie et qu'un organisme humanitaire répondant aux exigences requises d'impartialité et de non-discrimination peut remédier à cette urgence, les actions de secours doivent avoir lieu. » Comité internationale de la croix rouge, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977, Commentaire de 1987, § 4885 [9] « Les Parties au conflit et chaque Haute Partie contractante autoriseront et faciliteront le passage rapide et sans encombre de tous les envois, des équipements et du personnel de secours fournis conformément aux prescriptions de la présente Section, même si cette aide est destinée à la population civile de la Partie adverse. » Protocole I additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 8 juin 1977. [10] Conseil de sécurité des Nations unies, juillet 14 2014. Résolution 2165 (2014) « Disponible en ligne ici : http://unscr.com/en/resolutions/2165 » et United States Mission to the United Nations, « Remarks at a UN Security Council Briefing on the Political and Humanitarian Situation in Syria », 28 février 2023, Disponible en ligne ici : «https://usun.usmission.gov/remarks-at-a-un-security-council-briefing-on-the-political-and-humanitarian-situation-in-syria-6/ » Consulté le 18 mars 2023. [11] Conseil de sécurité des Nations unies, juillet 14 2014. Résolution 2165 (2014) « Disponible en ligne ici : http://unscr.com/en/resolutions/2165 » et E-C GILLARD, « The UN Security Council and Humanitarian Operations in Syria: A Legal Analysis », Diakonia Humanitarian Law Centre, juin 2022, p. 3. [12] Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, « Epicentre of Neglect: Protection of Civilians in Syria Remains an Illusion says UN Syria Commission of Inquiry », 13 mars 2023, Disponible en ligne ici : «https://www.ohchr.org/en/press-releases/2023/03/epicentre-neglect-protection-civilians-syria-remains-illusion-says-un-syria » Consulté le 13 mars 2023. [13] Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, p. 2. [14] C WIELAND, « In the Pillory: The UN’s Syria Dilemma » Dans Syria and the Neutrality Trap: Dilemmas of Delivering Humanitarian Aid through Violent Regimes (p. 90) [15] Russian News Agency, « Putin, Assad to touch on Syria-Turkey relations at talks in Moscow - Kremlin », 15 mars 2023, Disponible en ligne ici : « https://tass.com/politics/1589045 », consulté le 15 mars 2023.
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