Les mandats d’arrêt de la CPI contre les talibans afghans: justice sélective ou véritable avancée historique ?
Depuis la prise de pouvoir par les talibans en août 2021, l’Afghanistan est en proie à un régime répressif où les violations des droits humains se multiplient et touchent particulièrement les femmes, les filles et la communauté LGBTQI+. La justice afghane a été investie par les talibans, qui ont pénétré toutes les sphères du pouvoir et durcissent chaque jour leurs restrictions, au nom de son interprétation très stricte de la charia. L’une des dernières mesures ayant profondément choqué la communauté internationale est l’interdiction de construire des fenêtres permettant de voir les femmes, en raison des “actes obscènes”[1] auxquelles cela pourrait conduire.
Ainsi, c’est avec enthousiasme que les défenseurs des droits humains et la communauté internationale ont accueilli l’émission, le 23 janvier 2025, par la Cour pénale internationale (CPI), de mandats d’arrêt à l’encontre de deux dirigeants talibans ; Haibatullah Akhundzada, chef suprême des talibans et Abdul Hakim Haqqani, président de la Cour suprême talibane. Le Procureur de la CPI, Karim Khan, a estimé qu’il y a des motifs raisonnables de croire que ces dirigeants se sont rendus coupables de “crime contre l’humanité de persécution liée au genre, en vertu de l’article 7-1-h du Statut de Rome”. Le Bureau du Procureur a notamment recensé des meurtres, des peines d’emprisonnement, des tortures, des viols et violences sexuelles et des disparitions forcées. L’Afghanistan est partie au Statut de Rome depuis le 10 février 2003, la CPI est donc compétente pour juger des persécutions commises sur le territoire afghan depuis le 15 août 2021 au moins, et jusqu’à ce jour.
Un tournant historique sur la question du genre
Ces mandats d’arrêt pourraient constituer une avancée historique pour la justice pénale internationale, car il s’agit de la première affaire où la persécution liée au genre est le principal chef d’accusation. Jusqu’à présent de telles persécutions avaient été reconnues dans trois affaires, mais toujours comme charges secondaires. Si la Chambre préliminaire venait à confirmer les charges, cette affaire marquerait un précédent significatif. Elle s’inscrit par ailleurs dans un débat croissant sur la pertinence de la notion d’ “apartheid de genre” qui désigne l’effacement progressif des femmes de l’espace public. Employée par l’ONU a plusieurs reprises, un éventuel procès offrirait aux juges l’opportunité de se prononcer sur la reconnaissance de cette qualification juridique et sur les instruments normatifs permettant d’inclure l’apartheid de genre parmi les crimes contre l’humanité.
Des mandats d’arrêt symboliques mais critiqués
Si l’émission de ces mandats d’arrêt représente une avancée majeure, elle nous replonge également dans l’historique tumultueux de la relation entre l’Afghanistan et la CPI et explique les critiques adressées au Bureau du Procureur.
Sans surprise, le régime taliban rejette cette décision, en soulevant un point déjà évoqué par certaines ONG. En effet, la Cour pénale internationale est accusée de pratiquer une justice sélective ; une politique de double standard favorisant les Etats occidentaux. Le Ministère des Affaires étrangères taliban a dénoncé l’inaction de la CPI quant aux “nombreux crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis par les forces étrangères et leurs alliés locaux”. Cette déclaration vise les forces américaines venues en renfort des forces nationales” afghanes à partir de 2001 et jusqu’en 2021[2].
Bien que saluant l’émission de ces mandats d’arrêt, certaines ONG partagent cette critique en appelant à enquêter sur d’autres auteurs présumés, notamment les forces nationales afghanes, les forces armées américaines et la CIA (Central Intelligence Agency). Toutefois, si cette critique des talibans trouve un écho à certains égards, elle ne remet en rien en cause la légitimité des mandats d’arrêt émis ce 23 janvier 2025. Ces derniers sont le résultat d’un travail d’enquête de près de cinq ans par la CPI et d’un engagement à punir les crimes internationaux.
Un nécessaire retour sur le passé
Pour comprendre cette critique des ONG, il faut revenir sur le passé. Le 27 septembre 2021, le Procureur a annoncé sa décision de prioriser les enquêtes sur les crimes commis par les talibans en vertu de l’article 18.2 du Statut de Rome. Cette décision est justifiée par l’emprise du nouveau régime taliban sur les institutions, mais aussi la condamnation récente par le Conseil de Sécurité de l’ONU d’attaques talibanes qualifiées de terroristes. Cette décision a été perçue comme l’incarnation d’un double standard, où les crimes talibans sont poursuivis tandis que ceux de la CIA restent impunis. Cette approche a alimenté la méfiance envers la CPI, perçue comme complaisante vis-à-vis des Etats-Unis, membre permanent du Conseil de sécurité ayant pourtant condamné les crimes talibans.
Human Rights Watch a documenté dès 2004 des violations graves du droit international par les forces nationales afghanes et les forces américaines. L’ONG a notamment recensé des cas de torture, détentions arbitraires ou encore d’exécutions sommaires. Si l’examen préliminaire de la CPI sur ces crimes et ceux des talibans a débuté en 2007, ce n’est qu’en 2017 que la Procureure Fatou Bensouda demanda l’autorisation d’enquêter sur les crimes commis depuis le 1er mai 2003. La Chambre préliminaire le refusa en 2019 en affirmant que l'enquête ne servait pas les intérêts de la justice. Cependant, cette décision sera annulée en appel en mars 2020. L’enquête débuta et concernait alors tant les talibans que les forces afghanes et américaines. En réaction, l’administration Trump prit des sanctions contre la Procureure et d’autres membres de la CPI, illustrant un engagement nuancé en faveur des droits humains. Les sanctions ont été levées en avril 2021 par l’administration Biden.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la décision de Karim Khan de prioriser les crimes talibans. L’enquête sur les crimes des forces afghanes et américaines est finalement abandonnée moins de deux ans après avoir finalement été autorisée par la Chambre d’appel de la CPI.
La CPI face à un dilemme ?
L’émission de ces mandats d'arrêt a ravivé les critiques dénonçant l’abandon de l’enquête sur les crimes commis par d’autres acteurs que les talibans. Si elles saluent les mandats d’arrêt de ce 23 janvier 2025, elles s'inquiètent quant à l’impunité de certains criminels, notamment occidentaux, dont les actions sont pourtant largement documentées. Malgré l’émission de récents mandats d'arrêt historiques - dont un mandat contre le président israélien Benyamin Netanyahu - la CPI fait face à une décrédibilisation croissante notamment de la part de l’administration Trump qui a décidé de nouvelles sanctions à son encontre ce vendredi 7 février 2025. Réouvrir l’enquête sur les autres exactions en Afghanistan pourrait-il permettre à la CPI de lutter contre la stratégie de décrédibilisation et de répondre aux accusations de deux poids, deux mesures ?
Par Ariane Vidal
BIBLIOGRAPHIE
Ahmadi, Belquis. Baillie, Lauren. Worden, Scott. “ Does the ICC’s Request for Warrants Against the Taliban’s Leader Matter ?”, United States Institute of Peace, 30 janvier 2025. Disponible ici.
Amnesty International France, “Afghanistan. Les mandats d’arrêt contre des dirigeants talibans demandés par le procureur de la CPI sont une importante avancée vers la justice pour les femmes, les filles et les personnes LGBTQI en Afghanistan”, 24 janvier 2025. Disponible ici.
Amnesty International. “L’apartheid fondé sur le genre doit être reconnu comme un crime de droit international”. 17 juin 2024. Disponible ici.
Courrier International, “ Les talibans dénoncent le “deux poids deux mesures” de la CPI”, 24 janvier 2025. Disponible ici.
Deroubaix, Léa et Joseph, Louise. “Cour pénale internationale : quelles perspectives du point de vue de la justice pénale internationale en Afghanistan ?”, BDIP Clinique Juridique de Lille, 29 septembre 2022. Disponible ici.
Gul, Ayaz. “Afghan Taliban condemn ICC arrest warrants for leadership”, Voice of America English News, 24 janvier 2025. Disponible ici.
Wright, George. Hooligan, Anna. “ ICC prosecutor seeks arrest of Taliban leaders for 'persecuting Afghan girls and women'”. BBC News. 23 janvier 2025. Disponible ici.
REFERENCES
[1] Communiqué publié le 28 décembre 2024 par le porte-parole du gouvernement taliban. Disponible sur X.
[2] La compétence de la Cour n’est pas rétroactive, elle ne peut donc pas juger les crimes commis avant le 1er juillet 2002.
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