Le droit à la vérité comme instrument de lutte contre l'impunité
- masteraixhumanitai
- 21 mars
- 6 min de lecture
En ce 24 mars, Journée internationale pour le droit à la vérité, rappelons que ce droit est plus que jamais un enjeu crucial dans notre société contemporaine. Il ne se limite pas à une simple revendication morale ; il est un pilier fondamental de la justice et de la mémoire collective.
Le droit à la vérité a une double dimension : il garantit aux victimes de violations graves des droits humains, ainsi qu’à leurs familles et à la société dans son ensemble, l’accès à une connaissance complète et exacte des faits et des responsabilités. Il englobe les circonstances des violations, l’identité des responsables, le contexte dans lequel elles ont été commises et les motivations sous-jacentes[1]. Ce droit se décline en deux dimensions : individuelle, en ce qu’il permet aux victimes et à leurs proches de savoir ce qui est arrivé aux disparus, et collective, puisqu’il contribue à la construction d’une mémoire historique reconnue , à l’image du procès de Nuremberg[2].
Pourtant, d’un point de vue juridique, le droit à la vérité ne bénéficie que d’une reconnaissance partielle dans les instruments internationaux. Il est principalement consacré de manière contraignante dans le cadre des disparitions forcées, comme en attestent la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (2006)[3], le droit international humanitaire et la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes (1994)[4]. Au-delà de ce cadre spécifique, ce droit est reconnu comme un principe inaliénable applicable à toutes les violations des droits humains, mais sans portée contraignante, comme l’ont affirmé de nombreux document tel que l’ensemble de principes actualisés pour la promotion et la protection des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité[5] et de nombreuse autres résolutions des Nations unies[6]. De plus de multiples juridictions se sont prononcées sur le droit à la vérité, affirmant ce droit comme un élément fondamental des droits aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire, et non un droit autonome. Cette interprétation est apparue pour la première fois dans un arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, de 2000 dans l'affaire Bámaca Velásquez c. Guatemala[7]. En ce sens, la Cour pénale internationale a aussi abordé le droit à la vérité dans son arrêt de 2019, The Prosecutor v. Saif Al-Islam Gaddafi[8].
Malgré son importance, la quête de vérité se heurte à de nombreux obstacles. La raison d’État, le secret défense ou la protection de certains intérêts entravent souvent sa mise en œuvre. Par ailleurs, la diversité des récits et des interprétations rend parfois difficile l’établissement d’une vérité unique et incontestable. Parmi ces obstacles, les lois d’amnistie occupent une place particulière. Si le droit à la vérité est un pilier de la justice transitionnelle, il se trouve en tension avec l’amnistie, qui vise à effacer les fautes du passé pour permettre la reconstruction d’une société. Souvent perçue comme une compromission avec les bourreaux, l’amnistie s’oppose aux droits des victimes, bien qu’elle ait longtemps été considérée comme un outil de stabilisation démocratique[9]. En Amérique latine, notamment après les dictatures et l’opération Condor, elle a été utilisée pour apaiser les tensions et favoriser la réconciliation nationale.
Aujourd’hui, ces amnisties sont de plus en plus contestées, car elles imposent le silence et l’oubli sur les crimes passés et accordent un pardon sans consultation des victimes. Si elles ont parfois été jugées nécessaires, comme en France après la Seconde Guerre mondiale, elles deviennent problématiques lorsqu’elles ne s’accompagnent pas d’une reconnaissance officielle de la vérité. Sans ce complément essentiel, elles se transforment en un mécanisme de perpétuation de l’impunité, fragilisant ainsi les fondements mêmes de la justice transitionnelle. L’articulation entre ces deux principes est complexe et souvent source de tensions, comme en témoignent les nombreux mouvements sociaux qui émergent en réaction. L’Argentine illustre bien cette dynamique avec les Mères de la place de Mai, dont la lutte inlassable a permis de maintenir vivante la mémoire des crimes commis et d’exiger justice[10].
Bien que cette articulation reste difficile, elle évolue progressivement. L’expérience latino-américaine en offre un exemple significatif, avec des processus de vérité et de réconciliation qui ont tenté de concilier ces impératifs. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a joué un rôle pionnier en affirmant l’inconventionnalité des amnisties, comme c’est vue dans l’affaire Gelman c. Uruguay de 2011[11]. De telles jurisprudences ouvrent la voie à une reconnaissance accrue du droit à la vérité dans les systèmes juridiques nationaux comme cela a pu être le cas en Uruguay[12].
L’essor du droit à la vérité reflète une aspiration croissante à la transparence et à la justice dans nos sociétés. Il pose la question de l’équilibre entre la nécessité de faire la lumière sur les crimes du passé et la protection de certaines informations sensibles. Au-delà de son rôle dans la justice transitionnelle, ce droit est intrinsèquement lié aux notions de devoir de mémoire et de transparence. Malgré les défis qu’implique sa mise en œuvre, il est impératif de ne pas l’ignorer. La lutte contre l’impunité ne repose pas uniquement sur des mécanismes juridiques, mais aussi sur la connaissance et la reconnaissance des faits, des événements historiques et des souffrances des victimes. En ce sens, le droit à la vérité demeure un élément central pour l’établissement d’une justice véritable et durable.
Par Sarah Pereira
BIBLIOGRAPHIE
Acte internationaux
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Résolutions 21/7, Le droit à la vérité.
Commission des droits de l’homme des Nations Unies, L’ensemble de principes actualisés pour la promotion et la protection des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité, (E/CN.4/2005/102/Add.1).
Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Résolution 12/12, Le droit à la vérité.
Assemblée générale des Nations Unies, Résolution 68/165, Le droit à la vérité.
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Résolution 9/11, Le droit à la vérité.
Convention internationale
Article 24 §2 de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de 2006.
Article III de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes de 1994.
Article 26 de la quatrième Convention de Genève de 1949.
Article 32 du Protocole additionnel 1 aux Convention de Genève de 1977.
Règle 117 du Comité international de la croix rouge.
Jurisprudence
Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme, Gelman c. Uruguay, arrêt du 24 février 2011, paragraphe 191-193.
Cour interaméricaine des droits de l’Homme, I/A Court H.R., Case of Bámaca Velásquez v. Guatemala. Judgment of November 25, 2000. Series C No. 70, paragraphe 201.
Cour pénale internationale, The Prosecutor v. Saif Al-Islam Gaddafi, Decision on the ‘Admissibility Challenge by Dr. Saif Al-Islam Gadafi pursuant to Articles 17(1)(c), 19 and 20(3) of the Rome Statute’, 5 avril 2019, ICC-01/11-01/11, paragraphe 77.
Cour interaméricaine des droits de l'homme, Barrios Altos c. Pérou, arrêt du 14 mars 2001, Série C n° 75.
Ouvrage
Les colloques de l’Institut universitaire de France, « La vérité », Études réunies et présentées par Olivier Guerrier Publications de l’Université de Saint-Étienne 2013.
ILCEA revue de l’Institut des langues et cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie, OpenEdition Journals, “La scène de débat autour de l’annulation de la Loi de caducité de la prétention punitive de l’État en Uruguay (2011) : positionnements présidentiels et enjeux politiques”, publié en 2016.
Article
European Parliament, “ las madres de plaza de mayo - 1992, Argentine”, .
Amnesty international, “Uruguay. Le Congrès adopte une loi historique en vue de lutter contre l’impunité”, publié le 27 octobre 2011.
Maeva Morin, “De l’usage de la mémoire en Argentine, retour sur la construction de la mémoire dans le pays du Nunca Mas”, Sciencespo.
Eve Fermont Giustiniani, “ Répression dictatoriale, justice transitionnelle et mémoire historique, “Le cas espagnol au miroir argentin (1975-2018)”, OpenEdition journal.
[1] Résolutions adoptées par le Conseil des droits de l’homme, 21/7, Le droit à la vérité, disponible ici.
[2] Les colloques de l’Institut universitaire de France, « La vérité », Études réunies et présentées par Olivier Guerrier Publications de l’Université de Saint-Étienne 2013, disponible ici.
[3] Article 24 §2 de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de 2006, disponible ici.
[4] Article III de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes de 1994, disponible ici.
[5] L’ensemble de principes actualisés pour la promotion et la protection des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité (E/CN.4/2005/102/Add.1), disponible ici.
[7] Cour interaméricaine des droits de l’Homme, I/A Court H.R., Case of Bámaca Velásquez v. Guatemala. Judgment of November 25, 2000. Series C No. 70, para. 201, disponible ici.
[8] Cour pénale internationale, The Prosecutor v. Saif Al-Islam Gaddafi, Decision on the ‘Admissibility Challenge by Dr. Saif Al-Islam Gadafi pursuant to Articles 17(1)(c), 19 and 20(3) of the Rome Statute’, 5 avril 2019, ICC-01/11-01/11, para.77, disponible ici.
[10] Article, “ las madres de plaza de mayo - 1992, Argentine”, European Parliament, disponible ici.
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