De la charge historique des mots
En français, les termes « indigène » et « autochtone » sont fréquemment utilisés comme synonymes, de nombreux dictionnaires n’établissant pas de distinction entre les deux termes,[1] tandis que dans d’autres langues romaines, « indigena » (en espagnol), « indigenous » (en anglais), est le seul vocable utilisé. Or non seulement ces « synonymes » présentent des sens étymologiques différents, mais la signification et l’histoire de chaque terme questionnent sur leur usage. Ces sens ont-ils une importance en droit des droits humains ? Y-aurait’ il un terme à privilégier ?
Au sens étymologique, « autochtone » vient du terme khthôn (χθῶν), qui signifie « terre » en grec, et renvoie donc à un individu qui vit sur une terre depuis l’origine de son peuplement. « Indigène » vient du latin « indu », c’est-à-dire « dans », et « genus », « né de », et renvoie pour sa part à un individu issu de l’intérieur, originaire d’un pays. On pourrait donc considérer que les populations afrodescendantes des Caraïbes sont « indigènes » des Antilles, mais elles ne sont pas autochtones. La convention de l’OIT de 1989 sur les peuples indigènes et tribaux définit en effet les « indigènes » « […] du fait qu’ils descendent des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l'époque de la conquête ou de la colonisation ou de l'établissement des frontières actuelles de l'Etat […]».[2]
Si leurs étymologies diffèrent, les deux termes pourraient en revanche s’appliquer, par exemple, aux membres du peuple Quechua : peuple dépositaire de la civilisation inca, il est donc parmi les premiers à avoir peupler l’Amérique du Sud (en ce sens, c’est un peuple autochtone), mais il est également originaire de la cordillère des Andes (il est « indigène » de cette région). En principe, les deux termes ne s’excluent pas.
Pour autant, l’ethno-cinéaste et docteure en anthropologie Sophie Gergaud relève qu’un autre facteur doit être pris en compte en langue française : l’utilisation passée du terme « indigène ». Ce dernier a longtemps été utilisé par les colons pour désigner les habitants des lieux considérés inférieurs, comme synonyme de « sauvage » ou encore « barbare ».[3] Il porterait donc une connotation négative forte.
Ce vocable a désigné un régime administratif particulier appliqué par les représentants de la métropole aux « indigènes » d'une colonie, c’était une catégorie de droit faisant des sujets coloniaux des citoyens de seconde catégorie, dénués de droits politiques.[4] Le « statut de l’indigénat » désignait d’abord les Algériens refusant le droit français, et a ensuite été étendu à tous les territoires français d'outre-mer. Ainsi en 1986, l’Académie Française spécifie que le terme « indigène » implique un rapport de domination.[5] Irène Bellier, directrice de recherche émérite au CNRS, et membre du Laboratoire d'anthropologie politique, évoque une « subalternité incorporée » [6] dans ce terme, sa signification même portant ce rapport de domination entre colon et colonisé.
De sorte qu’entre 1987 et 2007, au sein du groupe de travail sur la Déclaration des droits des peuples autochtones des Nations Unies[7], des représentants de peuples autochtones francophones d’Amérique (Guyane et Québec notamment) mais aussi d’Afrique, d’Asie et du Pacifique, ont mené une lutte active afin que le terme « indigène » soit remplacé par le terme actuel.[8] S. Gergaud souligne la portée politique autant que sémantique de cet accomplissement, car le terme « autochtone » étant lié à la terre, il permet d’affirmer la présence d’une communauté sur un territoire, ainsi que la volonté des peuples de se libérer de toute domination, laquelle est intrinsèque au terme « indigène ».
Ainsi ce choix sémantique a été repris dans certaines législations nationales comme en République du Congo ou au Canada.[9] Et il est le terme privilégié dans la plupart des textes internationaux, des Principes de Maastricht sur les droits humains des générations futures, aux déclarations du Secrétaire Général des Nations Unies.[10]
Une nuance tout de même est apportée par I. Bellier dans son article « L’anthropologie, l’indigène et les peuples autochtones ». Elle affirme que pour de nombreux membres de peuples concernés, le terme utilisé importe peu tant qu’ils ne sont pas catégorisés comme un tout, essentialisés.[11] La meilleure option reste donc, lorsque cela est possible, d’employer le nom de chaque peuple: Quechua, Pygmées, Khmer Krom etc…
Notons qu’aujourd’hui la qualification d’un individu comme autochtone dépend de deux critères principaux : l’autoidentification et la reconnaissance par le peuple en question. Mais la question de la reconnaissance de cette qualité donnant accès aux droits qui lui sont propres est une tout autre question que la taille de cet article ne permet pas d’aborder.
Pour conclure, sachez que la Journée internationale des peuples autochtones, proclamée par l’Assemblée Générale en 1994, est fixée au 9 Août en souvenir du premier jour de réunion du groupe de travail des Nations unies sur les populations autochtones ! [12]
Par Danaë Le Néen
BIBLIOGRAPHIE
Articles
Irène Bellier. « L’anthropologie, l’indigène et les peuples autochtones ». 19ème Conférence Robert Hertz à l’invitation de l’Association pour la Recherche en Anthropologie Social (APRAS), Jun 2011, Paris, France. Disponible ici.
Irène Bellier, « La reconnaissance des peuples autochtones comme sujets du droit international. Enjeux contemporains de l’anthropologie politique en dialogue avec le droit », Clio@Themis [En ligne], 15 | 2019, mis en ligne le 01 février 2019, consulté le 17 octobre 2024. Disponible ici.
S. Guyon et B. Trépied, « Les autochtones de la République. Amérindiens, Tahitiens et Kanak face au legs colonial français », dans Peuples autochtones du monde. Les enjeux de la reconnaissance, dir. I. Bellier, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 93-112. Disponible ici.
Sophie Gergaud. « De l’usage des termes indigènes et autochtones », De la plume à l’écran, 2016. Disponible ici.
Conventions internationales, Déclarations et Résolutions de l’ONU
Convention (n° 169) relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989. Disponible ici.
Déclaration des droits des peuples autochtones des Nations Unies. Disponible ici.
Résolution AGNU 49/214 Disponible ici.
SG/SM/22324, António Guterres, 2 août 2024. Disponible ici.
Législations internes
Loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis L.C. 2019, ch. 24. Disponible ici.
Loi no 5-2011 du 25 février 2011 portant promotion et protection des droits des populations autochtones. Disponible ici.
REFERENCES
[1] Voir les définitions très similaires du dictionnaire de l’Académie Française, ou du CNRTL, pour ne citer qu’eux.
[2] Article 1 b) Convention (n° 169) relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989. Disponible ici.
[3] Sophie Gergaud. « De l’usage des termes indigènes et autochtones », De la plume à l’écran, 2016. Disponible ici. De la Plume à l’Écran (DPAE) est une association loi 1901 co-créée par S. Gergaud, qui imagine, développe, produit et accompagne des événements autour du cinéma et des Autochtones.
[4] S. Guyon et B. Trépied, « Les autochtones de la République. Amérindiens, Tahitiens et Kanak face au legs colonial français », dans Peuples autochtones du monde. Les enjeux de la reconnaissance, dir. I. Bellier, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 93-112. Disponible ici.
[6] Irène Bellier. « L’anthropologie, l’indigène et les peuples autochtones ». 19ème Conférence Robert Hertz à l’invitation de l’Association pour la Recherche en Anthropologie Social (APRAS), Jun 2011, Paris, France. Disponible ici.
[7] Déclaration adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 13 septembre 2007. Disponible ici.
[8] Irène Bellier, « La reconnaissance des peuples autochtones comme sujets du droit international. Enjeux contemporains de l’anthropologie politique en dialogue avec le droit », Clio@Themis [En ligne], 15 | 2019, mis en ligne le 01 février 2019, consulté le 17 octobre 2024. Disponible ici.
[9] Loi no 5-2011 du 25 février 2011 portant promotion et protection des droits des populations autochtones. Disponible ici.; Loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis L.C. 2019, ch. 24. Disponible ici.
[11] Idem note n°8, Page 15.
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